Biens communs numériques, hacking et digital labor
L’expansion du capitalisme à tous les domaines de la vie culturelle, mouvement caractéristique de son stade tardif ou postmoderne (Jameson, 1991), a trouvé dans les technologies numériques un puissant levier d’action. La confusion des processus de totalisation propres à la globalisation numérique et à l’économie néolibérale mondialisée a en effet considérablement renforcé l’hégémonie du capital qui a pu étendre son territoire autant que son emprise sur les ressources propres, voire intimes, des usagers/consommateurs (attention, savoirs, affects, contacts sociaux etc.). Cette journée d’études entend donc examiner à la lueur de ces mutations technologiques l’accroissement de l’appareil de production capitaliste en termes de procédures de contrôle et de surveillance (Zuboff, 2019), qu’on qualifie ce nouvel âge du capitalisme « digital », « cognitif » ou « informationnel », pour sonder la façon dont les artistes reconfigurent leur place au sein du champ culturel. Dans ce système-monde, la réappropriation capitaliste de conduites, de pratiques et de valeurs culturelles façonnées jusque-là en dehors de tout système (Boltanski, Chiapello, 1999) entre en effet dans une toute autre dimension, au point de faire douter de la capacité de l’art à maintenir une position critique et/ou une autonomie.
Pour échapper néanmoins à l’alternative, devenue lieu commun, entre résistance et complicité au système capitaliste, nous choisissons d’interroger le rôle de l’art dans la constitution d’imaginaires et de discours post-capitalistes, c’est-à-dire comme un agent de son possible dépassement. Disons-le d’emblée, cette expression « post-capital » désigne moins une réalité socioéconomique et politique aux contours bien définis qu’un horizon régulateur de la pensée critique, marqué par la réorganisation de l’économie dans un système pensé à l’horizontal et marqué par la gratuité des échanges. Depuis les années 1970, reprenant l’idée d’une tendance autodestructrice propre au capitalisme (Marx et Engels, Schumpeter), les discours critiques voient en effet dans les évolutions de la société industrielle (puis post-industrielle) les signes d’une obsolescence du système, aux vertus émancipatrices. Force est néanmoins de constater que ceux-ci, oscillant entre désillusions et réenchantements, se sont constamment heurtés aux puissantes capacités d’adaptation du capitalisme, enclin à transformer chaque mouvement de déstabilisation en occasion de métamorphose. L’essor des technologies numériques, en initiant un profond réagencement des moyens de production, de circulation et de valorisation des biens désormais immatériels, semble davantage avoir permis au capitalisme de réinventer ses outils qu’avoir précipité sa chute. Aussi, le « postcapital » est-il marqué par la coexistence d’activités capitalistes et non-capitalistes en tension, le réagencement des hiérarchies et des rapports de force dans des formes réticulaires et le renouvellement de la notion traditionnelle de « lutte des classes » (Mason, 2015 ; Wark, 2019). Il s’agira donc de procéder à une double lecture de l’expression « post-capital », ou plus précisément du suffixe « post- », marquant à la fois un achèvement et une continuité.
Nos premières interrogations portent sur les « biens communs numériques » (digital commons), soit l’ensemble des données et informations mis à disposition de chacun à la faveur de modes d’échange et de production de contenus articulés au principe de la libre accessibilité (partage peer-to-peer, logiciels open-source, copyleft, mise à disposition des licences etc.). Cette économie de la gratuité, favorisée par les outils numériques et la possibilité d’une reproduction de contenus rapide, facile et non coûteuse (copier, télécharger, retweeter, transférer etc.), a ainsi permis de constituer des réseaux en ligne indépendants qui résistent, dans une certaine mesure tout du moins, aux processus de captation marchande du capitalisme. Ces derniers peuvent-ils alors constituer une alternative crédible (durable et viable) au marché de l’art et à la privatisation des biens culturels ? L’économie numérique peut-elle définitivement élever la culture au rang de bien commun et en sanctuariser le statut ? C’est en tout état de cause l’horizon que se sont fixés les penseurs de l’accélérationnisme de gauche (Nick Srnicek, Alex Williams ou Aaron Bastani), plaidant pour une fuite en avant des forces de production numériques , ou les opéraïstes italiens, à l’instar de Toni Negri, qui ont vu dans l’incorporation des biens immatériels un possible moyen d’émancipation individuelle.
Pourtant, la destruction de la production de valeur marchande, l’élimination des coûts marginaux et la libre circulation des biens culturels, prônés par les activistes numériques, n’ont pas réussi à s’imposer comme le mode de régulation dominant des échanges, ni suffi à mettre en déroute les lois du marché. L’horizontalité, supposée totale, des espaces numériques n’a en effet pas empêché le capitalisme de procéder à des extractions de valeur des biens immatériels et du digital labor qui lui est corrélé. Dans Art and Postcapitalism : Aesthetic Labour, Automation and Value Production (2022), Dave Beech montre bien que les choses sont bien plus ambigües. Si l’art contemporain place bien la question des « biens communs » (commons) au centre de ses discours, en initiant des pratiques socialement engagées, dans le prolongement des avant-gardes et de la critique institutionnelle, reste que l’hostilité au capital ne suffit pas à le rendre étranger à lui. Sous couvert d’émanciper les artistes des lois du marché, la culture de la gratuité a eu pour effet pervers de mettre en place de nouvelles formes d’exploitation du travail artistique, au sein desquels les contenus créatifs participent à des circuits de consommation bien balisés et contribuent à produire concrètement de la richesse. Sous les promesses d’émancipation hors du domaine du travail, le digital labor s’avère donc le nom d’une nouvelle forme d’exploitation. Comme le souligne Christian Fuchs ou Jakob Rigi, les usagers des plateformes comme les producteurs de contenus en ligne ne sont rien d’autres que des travailleurs non reconnus, et le plus souvent non rémunérés. L’information ou les données (data) sont devenues des marchandises comme les autres, tandis que le digital labor prolonge l’organisation fordiste du travail, reconduite cette fois dans l’ordre de l’immatériel. En outre, si l’œuvre numérique paraissait, de prime abord, pouvoir renouveler les ambitions de l’art conceptuel et des politiques de démocratisation, celle-ci n’a finalement ni réussi à évacuer la question de la matérialité, ni changé en profondeur les principes du capitalisme marchand, douchant au passage les espoirs des plus fervents techno-rêveurs. Qu’on la nomme techno-libéralisme ou anarcho-libéralisme, l’économie numérique du gratuit, fondée sur les capacités d’infiltration du « complexe internet » dans chaque recoin de la vie sociale, n’a pas rendu la question technocritique caduque mais plus que jamais nécessaire (Crary, 2022).
Le questionnement de cette journée d’études s’ancre donc dans l’identification de ce qui pourrait s’avancer comme une « contre » ou « sous » culture, participant à la construction d’espaces « alternatifs ». Cette résistance numérique s’organise, nous le pensons, autour de pratiques, d’attitudes, de conduites relevant de la catégorie du « hacking » dont McKenzie Wark ou Johan Söderberg ont bien montré l’ambivalence ou le caractère dialectique (Söderberg, 2022). Le hacker, qui ne correspond plus tant à la figure du dissident absolu forgée dans les années 1980, est devenue une catégorie normalisée et intégrée de l’économique numérique, correspondant à une nouvelle classe de travailleurs (en tant que fournisseurs de contenus), au service d’une nouvelle classe dominante, les « vectorialistes », en possession des moyens de production, de circulation et de valorisation des biens, au premier rang desquels les GAFAM bien sûr mais encore les banques, les constructeurs automobiles, l’industrie pharmaceutique, pétrolière ou militaire (Wark, 2019). A-t-il pour autant perdu tout pouvoir de désobéissance ? A-t-il pour autant renoncé à forger des horizons révolutionnaires ? Non, de toute évidence, des pratiques artistiques de résistance comme le braconnage (de Certeau), le détournement (Debord), le décodage (Hall) ou le bricolage (Lévi-Strauss) trouvent ainsi leur prolongement actuel dans des tactiques d’appropriation, de mix, de dévaluation (low tech), de sabotage (bug) ou d’accident (glitsch) qui permettent au hacker de capter pour son propre compte les moyens de production numériques. Fort de ses propres ambiguïtés, le hacker fournit ainsi à l’artiste un nouveau régime d’identification et, avec lui, un nouveau répertoire d’actions.
C’est donc à l’aune de cette catégorie, plus fonctionnelle qu’historique, de « post-capital » que nous plaçons le questionnement de cette journée d’études pour comprendre les manières par lesquelles les artistes peuvent, au sein même des mondes numériques, déjouer ou au contraire parachever l’hégémonie du capital sur la culture.
Journée d'études portée par les enseignants de l'ESAAIX en partenariat avec Paris I Panthéon Sorbonne, APESA, Institut Acte, Locus Sonus Locus Vitae.
Bibliographie indicative
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Wark, McKenzie, Capital Is Dead Is This Something Worse. McKenzie Wark. New-York : Verso books, 2019.
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« Post-capitalisme ? », Majeure de la revue Multitudes, n°70, 2018/1.
journée d'étude
ESAAIX
Saison 2022/2023